Inspiration : comment les pilotes gèrent l’imprévu ? 1/2

Les acteurs économiques ne sont pas forcément très préparés à l’imprévu. L’idée est d’échanger avec des personnes qui sont plus rompues et formées à ce type d’exercice.

L’objectif n’est pas de donner des leçons, mais plutôt de croiser les regards et voir comment, en ces périodes incertaines, il est possible de s’inspirer de ce qui existe.

 

Commandant de Bord sur un avion de ligne par exemple

D’aucun argumentera que l’aviation est un monde où l’imprévu n’a pas sa place. Exact dans 99,9 % des cas. C’est le monde des procédures, du langage commun et des méthodes.

Apparemment peu de place pour l’imprévu. Et pourtant, ils l’ont prévu.

Echange avec Loïc Héliès, commandant de bord et instructeur sur Airbus, avec plus de 14,000 heures de vol et 30 ans d’expérience. Loïc est impliqué depuis 20 ans dans la formation des pilotes, notamment dans la gestion de situations prévues … ou imprévues. Pour compléter le portrait, Loïc a réalisé avec Bénédicte et leurs 3 enfants un tour du monde en voilier pendant 3 ans. Donc l’imprévu et les situations de risque, inutile de dire qu’ils connaissent.

 

Définition de l’imprévu : tout ce que l’ensemble des acteurs (constructeurs, autorités, régulateurs, instructeurs) n’avait pas prévu comme éventualité d’exploitation (et pourtant, ils en prévoient). 

Tout au cours de sa carrière, un pilote est formé pour prendre en compte son avion comme un système

  1. Complexe
  2. Dynamique (l’avion n’arrête pas d’avancer)
  3. Irréversible (aucune capacité à revenir en arrière (exemple : le carburant brûlé n’existe plus))
Jusque là l’analogie avec l’entreprise est complète : le pilote comme l’entrepreneur évolue avec ce type de systèmes. On remplacera carburant par cash

 

En synthèse, l’imprévu se gère en plusieurs phases. C’est très précis.

A/ Phase 1 : Reprendre le contrôle

Le pilote met en place un plan de sauvegarde pour maitriser les 6 paramètres de base de la machine (assiette, inclinaison, lacet, altitude, contrôle de la vitesse, cap). Il faut garder l’avion et la trajectoire sous contrôle. Il va a l’essentiel pour que l’avion reste en vol avec le maximum de sécurité. Il doit préserver l’outil et conserver la machine. Il ne faut surtout pas perdre le contrôle de l’avion. Ne pas sur-réagir et reprendre le contrôle du paramètre qui n’est plus en phase.

Extrait du manuel AIRBUS : No action will be taken (apart from audio cancel) until the aircraft is at least 400ft AGL and the “appropriate flight path is established”. En gros, tu touches à rien, tu ne réfléchis qu’à te mettre à 400 pieds au dessus du sol dans une trajectoire adéquate. S’il y a un moteur en feu, un truc imprévu, tu continues jusqu’à te mettre à 400 pieds, tu verras (juste) après.

A ce stade, ce sont les PFD (Primary Flight Display) et le ND (Navigation Display) qui sont observés. Ces écrans concentrent les indicateurs vitaux qui permettent de garder le contrôle.

Donc, la phase 1 dans l’entreprise est tout mettre en oeuvre pour garder la boite sous contrôle (pour simplifier, être en vol = avoir du cash). Ne s’occuper de rien d’autre, limiter les coûts au maximum, trouver du cash.

Dans l’entreprise, tout le monde a-t-il son PFD en temps réel (Plan de trésorerie / Disponibilité / Cout récurrent du mois / Dettes Court Terme / créances clients) ?

B/ Phase 2 : Traiter les alertes

Une fois l’avion sous contrôle, le Pilote lance les « ECAM actions » (vocabulaire Airbus) et regarde donc les alertes qui ont été envoyées par la machine.

Il y a beaucoup de tâches et les 2 pilotes doivent être coordonnés et partager un plan d’action (connu d’avance). La répartition des tâches se lance alors entre le Pilot Flying (PF : celui qui pilote) et le Pilot Monitoring (PM qui surveille ce qui se passe).

  • Le PF gère uniquement le contrôle du vol, la navigation et les communications avec la tour
  • Le PM lit et exécute les check-lists, en s’arrêtant si nécessaire lorsque le PF le lui demande

Comme il va y avoir beaucoup d’actions à réaliser, chacun a un rôle précis, défini à l’avance et qui est différent de la répartition habituelle en situation non critique.

Le PM se fait valider chaque alerte remontée par l’ECAM ou gère chaque demande de la check-list. Il ne vérifie pas simplement, il exerce son esprit critique. Exemple : le PM demande au PF « Hydraulique OK ? » et le PF répond « hydraulique OK » (si c’est OK, bien sur).

A la fin des check-list, les systèmes techniques s’auto-diagnostiquent et donnent la liste de tous les éléments qui ne fonctionnent plus. Et c’est cette étape qui va lancer la troisième étape en commençant par les Faits (Facts). C’est le système qui donne les Facts. L’homme est là pour les trier.

Dans le monde de l’entreprise, à ma connaissance, ces check-lists n’existent pas (encore), ni le système qui s’auto-diagnostique. Cette étape 2 n’est donc pas faisable en l’état (et pourtant il y aurait matière).

Un concept à reprendre pourrait être celui du Pilot Monitoring qui vérifie et challenge le dirigeant dans ses paramètres (idéalement le Directeur Financier)

C/ Phase 3 : Utiliser le modèle FORDEC pour prendre des décisions

Loïc et Bénédicte ont eu à se servir de ce modèle lorsqu’ils ont eu une avarie sur leur bateau (le récit complet à partir du Samedi 20 Mai sur leur blog : https://www.mobyvoyage.com/2017/06/en-route-vers-lindonesie-limprevu-sinvite-a-bord/). Cet épisode illustre très bien comment le modèle fonctionne.

Reprise in extenso des éléments.

  • F – Facts (what is the problem ?)
  • O – Options (hold, divert, immediate landing etc.)
  • R – Risks/(Benefits sometimes included) (what is the downside of each option, what is the upside ?)
  • D – Decide (which option ?)
  • E – Execute (carry out selected option)
  • C – Check (did everything work/go to plan, what else needs to be done)

Facts is the first step to solve a problem or make a decision. It is necessary to find out what is has happened, what is wrong (i.e. define the problem) and if possible what causes it. The Facts stage involves determining and confirming the problem.

Options is determining what choices you have given the problem and circumstances. Not all faults are urgent or require immediate action. If action is required, such as a diversion there may be choices in airfields such as one where there is engineering or company support, length of runway given the fault(s).

Risks is assessing the potential downsides and benefits of each viable option. Often there are several choices available and there needs to be a reasonable decision made. This is normally associated with airport and runway choice but there are other scenarios as well. Even the act of diverting requires risk assessment and it may be less risk adverse to continue (short runways, bad weather etc.) When all options are equally safe, an airport with maintenance or company support has greater benefit.

Decide is choosing the best option available to you. In a modern cockpit environment this should be discussed with both crew members.

Execution is carrying out the appropriate action and to assign tasks to people who are to execute them.

Check is a constant process, not solely when the actions are complete. It is needed to ensure that everything is proceeding according to plan, and the desired safe outcome is likely. If this is not the case the process can be started again to fact check what has changed or what is not working and then adapt as necessary.
There is also time critical FORDEC and non-time critical FORDEC. The difference is when evaluating the risks and benefits you are looking for the best option with no time constraints. When you have time constraints you need to choose the quickest suitable option, which may not be the most desirable.

Jusqu’à ce que la décision soit prise, seul le cockpit (les pilotes) participent au FORDEC.

Concernant les Faits, les pilotes sont formés pour « oublier » certains de leur sens. Par exemple : le pilote peut voir un moteur en feu. Mais  ce n’est pas forcément le fait originel, cela peut être une résultante. Le pilote a appris à se baser sur des faits et trier l’information pour ne garder que celle qui va lui permettre d’évaluer des options.

C’est un processus itératif : le Check est constant. Si le check montre que l’Option n’est plus valide, l’équipe recommence, en repartant du F (Facts).

L’avantage de ce modèle est qu’il est donc évolutif. Toute l’équipe est formée pour comprendre que le scénario puisse évoluer en fonction des faits.

D/ Phase 4 : Annoncer clairement la décision dans le cockpit

Pour éviter toute ambiguïté, le pilote énonce la décision à toutes les personnes dans le cockpit.

Il y a si souvent des incompréhensions où des personnes qui sortent d’une même réunion avec une compréhension différente… dans l’aviation, ils ont enlevé ce cas en énonçant clairement la décision

E/ Phase 5 : Communiquer avec les équipes hors cockpit

une fois le FORDEC mis en place, un autre modèle est utilisé pour communiquer avec l’équipe de navigants (qui vont eux donner les instructions aux passagers, si nécessaire) : le NITS

  • Nature de l’incident
  • Intention (ce qu’on va faire)
  • Temps (jusqu’à la prochaine info ou jusqu’à la résolution)
  • Spécificités

Le cockpit ne rentre pas dans le détail complet du problème et de la résolution, le pilote donne uniquement les informations utiles

Ce qui donne « Victor, (N) nous avons une anomalie sur le moteur gauche (I) Nous allons nous dérouter sur Paris CDG (T) Nous serons posés dans 40 minutes. (S) Prépare la cabine pour un atterrissage »

Phase 6 : Préparer l’approche

Si les faits n’évoluent pas, le FORDEC continue d’être exécuté jusqu’à l’atterrissage. Si un fait évolue, le FORDEC est ré-évalué et tout le personnel sait que cela peut arriver.

 

 Donc si on reprend, les chefs d’entreprise devraient être en Non Critical FORDEC, en train de bâtir et de ré-évaluer la situation avec leur équipe dirigeante. Pas la peine d’inquiéter tous les employés (les passagers) en leur donnant les scénarios.
Personne n’a de vue sur le quand. Il est donc nécessaire de rester sur les faits, pas sur des suppositions.
La situation sera ré-évaluée au fur et à mesure que les faits arrivent (date de déconfinement / ouverture des frontières…). Les pilotes ne gèrent pas des suppositions.

Autre point très important qui ressort de ces entretiens : le Pilot Flying n’est jamais laissé seul à décider. Le Pilot Monitoring vérifie que la trajectoire est respectée et que les actions faites sont cohérentes. Cette répartition des rôles permet d’éviter les accidents. De ma lorgnette, cela manque encore beaucoup dans les entreprises : le dirigeant est laissé seul dans le cockpit. Il y a besoin de plus de co-pilotes.

 

Pour ceux qui veulent aller plus loin, Loïc a partagé ce document de l’Académie de l’Air et de l’Espace sur la gestion des risques.

Un immense MERCI à Loïc qui s’est prêté au jeu, tout en gardant le vocabulaire accessible au profane. Nous avons adapté ensemble les informations pour qu’elles soient transposables au monde de l’entreprise.